












Le Centre de Recherche sur la Législation Islamique et l’Ethique a tenu un séminaire de trois jours sur le thème « Ethique et économie » du mardi 10 juin au jeudi 12 juin 2014 à la Faculté d’Etudes islamiques, Université Hamad Bin Khalifa de Doha, Qatar. Les recherches et les discussions présentées au cours du séminaires ont abordé deux questions centrales : la première portant sur les principaux objectifs des institutions financières du système néolibéral dominant aujourd’hui, en ce qui concerne l’individu, la société, l’Etat et l’économie mondiale ; la seconde, sur les objectifs supérieurs de la « finance islamique », pour l’individu, la société, l’Etat et l’économie mondiale.
Ces deux questions soulevaient le problème de la comparaison des objectifs ou maqâsid du système économique néolibéral et du système islamique en ce qui concerne l’individu, la société et l’économie mondiale. Les professeurs participants ont présenté au séminaire quatre communications explorant et analysant ces deux questions centrales. D’autres participants ont commenté ces communications. Tous les participants ont pris part aux débats et discussions sur les communications présentées ; leurs commentaires ont permis de dégager des points critiques à discuter, de cerner des concepts et de mettre en évidence les points d’accord et de désaccord concernant les questions traitées.
Dans la première communication, intitulée « Retour vers l’avenir du système bancaire », le Docteur Philip Molyneux[1] a mis en évidence le rôle fondamental des banques dans le système bancaire néolibéral ; il a souligné leur importance pour les économies en général et le rôle joué par les systèmes financiers pour favoriser la croissance. Il a ensuite abordé les caractéristiques des principaux systèmes bancaires pour illustrer des questions d’envergure, de complexité et d’altération des modèles économiques des banques, ainsi que le rapport entre le système bancaire et les graves crises économiques de 1929-1933 et de 2007-2008, qui ont duré des années et ont entraîné des coûts substantiels et une intervention des gouvernements. Pour conclure, Molyneux a noté que les systèmes bancaires mondiaux sont dans un état de flux, étant soumis à d’importantes réformes structurelles et régulatrices. En particulier, les systèmes économiques avancés d’Europe et des Etats-Unis ont été touchés par les importants effondrements de 2007 et 2008 et la crise de la dette souveraine en zone euro a nécessité la création d’un nouvel environnement pour résoudre les difficultés des institutions. Les banques ont partout besoin, a-t-il souligné, de détenir plus de capitaux et de liquidités, de moins s’exposer aux risques et de revoir leurs structures de gouvernance. Selon son point de vue, il semble désormais y avoir une concurrence pour une plus grande sécurité des banques et des systèmes bancaires : ceci réduira leur capacité d’accorder des crédits, bien que l’issue de cette évolution ne soit pas encore très claire. Molyneux a fait remarquer que plus une économie est importante et avancée, moins la finance a d’impact sur le développement économique – de ce fait, comme la plupart des nouvelles régulations affectent les plus grandes banques des économies avancées, leur influence négative sur la croissance pourrait ne pas être aussi importante que prévu.
Ceci soulève cependant la question de ce que les grandes banques font, d’une manière générale, pour être utiles à l’économie. Les systèmes bancaires des économies avancées ont évolué en des structures difformes, trop vastes, trop complexes et avec des modèles commerciaux dysfonctionnels. Ils constituent toujours une menace systémique alors même qu’ils bénéficient encore de subventions de protection qui engendrent des problèmes d’aléa moral.
La réforme régulatrice a tenté de rendre les systèmes bancaires plus sûrs et de réduire la probabilité de futurs renflouements par les contribuables. Mais les problèmes de taille, de complexité et de modèles économiques faussés par l’accent mis sur le négoce aux dépens de l’intermédiation traditionnelle n’ont pas été traités en profondeur. Nous avons toujours des banques plus grandes que les économies domestiques et des systèmes financiers beaucoup plus vastes que les pays dans lesquels ils fonctionnent. Molyneux indique qu’il faudrait envisager d’imposer plus de contraintes aux banques car le système économique néolibéral protège toujours les grandes banques de la faillite selon les principes du « trop grand pour faire faillite » (TBTF) ou « d’une trop grande importance systémique pour faire faillite » (TSITF). Le rôle du gouvernement dans le système bancaire devrait aussi être pris en considération : le maintien d’une banque nationale solide (ou de plusieurs) peut apporter certains avantages à l’économie en contribuant à imposer des contraintes aux institutions du secteur privé, en orientant les ressources vers des domaines importants pour la politique du pays et en fournissant un soutien en temps de crise. Il est clair que l’évolution, ces dernières décennies, vers un environnement libéral basé sur le marché n’a pas été une bonne chose – ce même type d’environnement a été à l’origine du crash de la Grande Dépression. Et quelle a été la réaction au crash de la Grande Dépression ? Eh bien, on a empêché les banques commerciales d’être universelles, des restrictions ont été imposées à la création de succursales, les fusions ont été soumises à des contrôles et un grand nombre d’activités commerciales ont été proscrites. Il a fallu cinquante à soixante ans pour que ces contraintes soient progressivement levées.
Il convient d’en tirer une leçon salutaire – les réformes proposées aux Etats-Unis et en Europe ne sont pas aussi draconiennes que celles mentionnées ci-dessus. Si l’on ajoute à cela le rôle accru de l’Etat dans la récente crise économique, il semble raisonnable, pour Molyneux, de suggérer qu’une combinaison entre le public et le privé serait sans doute une meilleure solution pour les banques que le modèle libéral mettant l’accent sur le privé, dont on a vu qu’il comporte de graves déficiences.
Dans ses commentaires sur la communication du Docteur Molyneux, M. Kavilash Chawla[2] a fait remarquer que les banques en activité dans le système économique néolibéral visent naturellement à maximiser leurs bénéfices, ce qui ne concorde pas nécessairement avec les intérêts sociaux qui nécessitent que l’investissement soit dirigé pour un meilleur développement économique. C’est pourquoi Molyneux a suggéré une combinaison entre le public et le privé pour les banques, en citant la position de Friedman selon laquelle le système économique néolibéral est, à travers le mécanisme du marché libre, le processus idéal pour distribuer les ressources disponibles par rapport à l’individu et à la société. Toutefois, une question se pose souvent : au sein du système économique néolibéral, le marché a-t-il enfin atteint l’équilibre entre les intérêts de l’individu et ceux de la société ? Kavilash souligne qu’il est de plus en plus apparent que le mécanisme de marché, au sein du système économique néolibéral, est incapable d’allouer efficacement les ressources là où les pré-conditions de flux d’informations parfaits ne sont pas remplies. La récente crise financière et économique mondiale a prouvé que ce système est tout simplement incapable de réaliser l’équilibre enter les intérêts privés et publics. Le fait que dans le système économique néolibéral les institutions financières n’ont pas d’autre obligation envers la société que de permettre une maximisation de l’utilité s’est avéré insatisfaisant et insuffisant. Il a également souligné que, dans le système économique néolibéral, les banques ne sont pas parvenues à remplir leur objectif d’allouer efficacement les ressources à l’entreprise et au développement économique, et les institutions financières du système économique néolibéral se sont avérées incapables de répondre de manière satisfaisante aux besoins et aux désirs humains.
Dans sa communication intitulée « La construction d’institutions financières authentiquement islamiques », le Docteur Asad Zaman[3] a affirmé en se référant à plusieurs reprises à des citations du Coran que l’esprit de l’islam est diamétralement opposé à l’esprit du capitalisme. Les institutions financières capitalistes sont en effet destinées à soutenir le processus d’accumulation de la richesse, qui est au cœur des sociétés capitalistes. En revanche, l’islam est axé sur l’esprit de service et appelle à dépenser pour les autres, ce qui s’exprime à travers des institutions diverses orientées vers le service. Il a ensuite critiqué les banques du système capitaliste qui soutiennent l’acquisition, la thésaurisation et l’accumulation des richesses. Ces banques facilitent la concentration de l’argent entre les mains d’un petit nombre de riches ; elles rassemblent l’épargne d’un grand nombre de petits déposants et la transfèrent aux grands investisseurs, accroissant ainsi la concentration de l’argent entre les mains de ceux qui sont déjà riches. Or, l’islam s’oppose fermement à la concentration de la richesse entre les mains d’une minorité : le Coran affirme (59:7) que la richesse acquise devrait être donnée aux proches, aux voyageurs, aux orphelins et aux nécessiteux, « afin que cela ne circule pas seulement parmi les riches d’entre vous ». Ceci a été unanimement interprété comme un encouragement à la circulation des richesses et une mise en garde contre la concentration de l’argent entre les mains d’un petit nombre de personnes. Asad Zaman s’interroge sur la nécessité des banques pour les systèmes économiques modernes. Il répond « Oui, les banques sont nécessaires au sein d’une économie capitaliste », mais au sein du système islamique elles ne sont pas nécessaires, sauf si l’on peut remplacer cet intérêt fixe et garanti par un taux variable basé sur les contrats de mushâraka. Le chercheur a alors critiqué les expériences des banques islamiques de ce point de vue, car elles ne font que tenter de reproduire les institutions bancaires capitalistes. Selon lui, le succès des banques islamiques nécessiterait que la structure entière de l’économie soit transformée selon le modèle islamique, ce qui n’a pas encore été réalisé. Asad Zaman a abordé en détail l’opposition entre le comportement moral islamique et le comportement au sein de la société capitaliste. Selon lui, l’islam encourage à dépenser pour les autres, comme le montre par exemple l’institution du waqf, tandis que dans les sociétés capitalistes l’individu est encouragé à épargner et à utiliser son argent pour générer encore plus de richesse personnelle. Favoriser l’épargne et l’accumulation est ainsi l’une des principales fonctions des banques. De fait, l’égoïsme et l’amour des richesses sont des caractéristiques fondamentales de l’être humain, également évoquées dans le Coran. Cependant, Dieu guide les êtres humains afin qu’ils transcendent ces désirs et s’attachent à plaire à leur Seigneur en œuvrant pour l’au-delà. Le chercheur a encore souligné que les musulmans ont toujours été généreux en tant que communauté. Cela est vrai encore aujourd’hui, alors même que la plupart des musulmans sont loin de la pratique de l’islam. Un sondage ICM réalisé en 2012 a montré que les musulmans effectuaient beaucoup plus de dons que toutes les autres communautés. De même, un sondage réalisé par le Pew Research Center en 2012 montre qu’un pourcentage élevé de musulmans effectue des dons aux œuvres. Najam (2007) fournit des données similaires quant à la générosité des musulmans relativement aux autres communautés. Asad Zaman a ainsi fortement recommandé de rétablir l’institution du waqf, une institution authentiquement islamique qui représente l’esprit de générosité islamique. De telles institutions jouaient un rôle central dans la fourniture de services sociaux avant l’époque de la colonisation.
Comparant les banques à l’institution du waqf, Asad Zaman a dit : « Alors que les banques sont destinées à apporter aux épargnants les gains de ce bas-monde, le waqf est destiné à générer des gains pour l’au-delà. Cette différence d’esprit est la différence essentielle entre les visions du monde islamique et occidentale. Tout comme les banques rivalisent pour trouver les meilleurs investissements dans ce bas-monde, les awqâf rivalisent pour trouver les meilleurs investissements pour l’au-delà. » Discutant de la trahison de la confiance dans le système bancaire, Asad Zaman a vivement critiqué les institutions bancaires, rappelant que les banques prennent des risques avec l’argent des épargnants et ont ainsi subi des pertes gigantesques dans l’effondrement des marchés boursiers qui a conduit à la Grande Dépression de 1929. Des millions de personnes avaient alors perdu toutes leurs économies, leur emploi et leurs revenus tandis que la production s’effondrait. La stricte réglementation des banques instaurée par la suite a empêché qu’une telle crise ne se reproduise jusqu’à la crise financière mondiale de 2007-2008. Dans son évaluation du parcours du système bancaire occidental, Asad Zaman a dit : « Lorsqu’on totalise les coûts et les bénéfices, les coûts engendrés par les crises bancaires dépassent de loin les bénéfices apportés par le système bancaire considéré sur l’ensemble des cent dernières années. Ainsi, au lieu de se précipiter à imiter aveuglément les institutions occidentales, les musulmans devraient s’intéresser à la série d’échecs désastreux qui ont marqué l’histoire du système bancaire. Passant ensuite à l’examen des alternatives islamiques, il a suggéré « Dâr al-Amâna », une institution dont le principal objet est de protéger les biens déposés. Reproduire une telle institution dans ce but nécessitera néanmoins, a-t-il souligné, un certain nombre d’innovations pour répondre aux besoins de notre époque.
Il a proposé son idée de « Dâr al-Amâna » comme un cadre qui permettrait de recevoir les dépôts en tant que prêts des déposants. Les dépôts faits à Dâr al-Amâna pourraient être divisés en trois éléments : une partie consisterait en une garde pure et simple, où les dépôts seraient physiquement conservés en sécurité (sous forme d’or et d’argent). Une seconde partie serait destinée à l’investissement : ces dépôts pourraient rapporter de l’argent mais seraient également exposés au risque de pertes. La troisième partie prendrait la forme d’un prêt à visée sociale, consenti par le déposant à Dâr al-Amâna. Les banques conventionnelles tirent le maximum de bénéfices pour ce bas-monde en investissant dans le capital, a-t-il fait remarquer. Conformément à l’esprit de l’islam, Dâr al-Amâna utiliserait les fonds déposés (en tant que prêts sans intérêt) pour créer un capital social et humain : des études récentes ont démontré, a-t-il rappelé, que la richesse des nations repose plus sur leur capital humain que sur leur capital matériel. De ce fait, les investissements humains peuvent en réalité rapporter plus de bénéfices que les systèmes financiers occidentaux qui ne se préoccupent que des investissements matériels.
Pour conclure, Asad Zaman a présenté ce qu’il a appelé « des institutions polyvalentes », c’est-à-dire des institutions alternatives destinées à jouer le rôle des banques conventionnelles. Selon lui, « ces institutions permettront aux personnes possédant un excès de fonds de participer au commerce ou à l’investissement. Elles présenteront des différences cruciales avec les banques conventionnelles : les bénéfices obtenus par les participants seront une compensation pour les risques encourus et non pas des intérêts sur l’argent déposé. » Elles se distingueront également, selon lui, des « soi-disant banques islamiques » qui s’efforcent de reproduire le modèle occidental en permettant aux personnes qui ont de l’argent d’en gagner encore plus sans prendre de risques ni fournir aucun service à la société. Ceci aboutit au même effet pervers de concentration des richesses que celui produit par les banques conventionnelles.
Il a ensuite distingué les « institutions polyvalentes » des « institutions d’épargne spécialisées », orientées vers des objectifs spéciaux pour lesquels l’épargne est permise et même recommandée. De nombreux avantages peuvent être retirés de la création d’organismes d’épargne spécialisés répondant aux besoins particuliers des musulmans. Un point essentiel est que ces organismes fourniront des services réels et pas seulement financiers. Par exemple il est permis et souhaitable d’épargner en vue de l’accomplissement du pèlerinage, de l’achat d’une maison personnelle ou de dépenses de santé imprévues. Dans ce contexte, le chercheur a donné l’exemple de l’immense succès d’un organisme financier de Malaisie dédié à l’épargne en vue du pèlerinage ainsi qu’à l’investissement de l’argent. Une telle expérience peut aussi réussir dans le cadre de projets d’épargne offrant des services réels, dans le domaine du logement ou de la santé par exemple, sans être destinés uniquement à utiliser l’épargne publique comme c’est le cas dans le système capitaliste.
Lors de ses commentaires sur la communication d’Asad Zaman, Catherine Samary[4] a affirmé qu’elle partageait totalement l’idée qu’une discussion sérieuse de l’éthique dans le système capitaliste mondialisé contemporain devait avant tout se préoccuper de « l’esprit général », de l’anatomie, de la spécificité historique et des transformations de ce système en tant que tel. Elle a aussi approuvé la position d’Asad Zaman quant au rôle négatif des « modèles économiques de comportement humain » dominants. Elle a rapidement noté toutefois que cet accord général sur certaines questions ne suffit pas à répondre à la question posée : quels sont les principaux objectifs des institutions financières dans le système néolibéral actuel en ce qui concerne l’individu, la société, l’Etat et l’économie mondiale ?
Outre les idées évoquées dans la communication d’Asad Zaman, Catherine Samary a expliqué l’esprit du libéralisme et l’éthique et les institutions libérales selon une perspective communiste et marxiste moderne. Elle considère que la société libérale est désormais dominée par le marché (ayant été transformée en une « société de marché ») au lieu d’en avoir le contrôle. Elle a souligné que les crises qui se sont succédées depuis le dix-neuvième siècle montrent que le marché n’apporte pas une croissance stable – et « croissance » ne veut pas en soi dire « justice » des conditions de production et de distribution ni satisfaction efficace des besoins, en particulier de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer par l’argent comme la dignité humaine ou les questions environnementales. Elle a aussi évoqué la « propriété privée » et sa transformation par le capitalisme et a posé la question : lorsque les « propriétaires » deviennent actionnaires, sont-ils réellement « responsables » et respectent-ils les critères éthiques de la gestion ? Peut-on considérer comme éthique une relation sociale de propriété qui dissimule l’exploitation et traite un être humain comme une machine ? Samary a alors examiné les lacunes des « récits néolibéraux » et la manière dont, du côté des ressources, on met l’accent sur la réduction des taxes sur le capital et sur l’émission d’obligations de préférence à des politiques redistributives d’inspiration keynésienne, tandis que du côté des dépenses il faudrait réduire les protections sociales.
Un autre marché financier a connu un développement considérable : celui des emprunts publics, articulés avec les différents taux d’intérêt sur la dette publique et les fluctuations des taux de change. Catherine Samary considère que le néolibéralisme a poussé à une concurrence mondiale sans limite où de nouvelles baisses de salaires ou des sources d’énergie désastreuses pour l’environnement (comme le gaz de schiste) accroîtraient la compétitivité. Parce qu’on attend d’importants « retours sur investissement », les actionnaires achètent même massivement leurs propres actions pour accroître ce qui est au fond une « valeur fictive », sans réelles politiques d’investissement. Dans ce contexte, la crise qui a commencé aux Etats-Unis en 2007-2008 comme une crise financière et bancaire s’est transformée en profonde récession. La « crise de la dette souveraine » provenant du renflouement des banques a été utilisée en Europe et dans les pays occidentaux pour aller encore de l’avant dans le programme néolibéral. Catherine Samary fait remarquer que toutes les données disponibles prouvent que la logique financière du capital au vingt-et-unième siècle nous dirige vers les niveaux d’inégalités qui existaient à la fin du dix-neuvième siècle. Ceci ne peut que provoquer des explosions sociales et la criminalisation des résistances, tandis que le système bancaire lui-même devient « trop grand pour aller en prison ». Elle conclut que nous sommes face à un réel besoin d’une logique alternative où l’économie serait encadrée par des choix sociaux, éthiques et écologiques fondés sur la solidarité et les choix démocratiques.
Le Docteur Ali Muhyiddin al-Qaradaghi[5] a également présenté une communication au séminaire, intitulée « Les objectifs supérieurs de la finance islamique en ce qui concerne l’individu, la société, l’Etat et l’économie mondiale ». Il y a défini et classifié les maqâsid (objectifs) de la charia, identifiant trois types de maqâsid : les maqâsid généraux, les maqâsid particuliers qui ne concernent qu’un certain domaine, par exemple la finance qui comporte à son tour une série de contrats, ou qui concernent un nombre limité de domaines spécifiques, et enfin les maqâsid partiels, limités à une injonction donnée, qu’il y ait un ou plusieurs maqâsid derrière cette injonction – par exemple, l’ordre de consigner les dettes par écrit répond à plusieurs objectifs. Il a ensuite abordé l’importance d’identifier les maqâsid particuliers et de reconnaître leur impact sur les différences juridiques. Après cette introduction, il s’est penché en détail sur les objectifs de la finance islamique en ce qui concerne l’individu, la société, l’Etat et l’économie mondiale.
Pour ce qui est de l’individu, il a mentionné dix objectifs : mettre l’argent au service de Dieu et de Son adoration, préserver et développer la richesse, garantir la sécurité économique des individus, réunir et gérer l’épargne individuelle par la finance et l’investissement en vue du développement et de l’accomplissement de la gérance humaine de la terre par la réforme et la mise en valeur pour le bien de l’humanité et de toute la création, pratiquer l’échange effectif de biens tangibles et de bénéfices, apporter du bien aux individus et les aider à atteindre le bonheur en dirigeant la finance, soulager les effets de la pauvreté, du chômage et de l’inflation, appuyer et soutenir l’individu et la communauté grâce à une finance efficace et à des investissements d’avant-garde, contribuer à la circulation de l’argent pour empêcher la concentration de l’argent entre les mains des plus riches, et enfin activer la loi de l’offre et de la demande sous le contrôle de l’éthique et des valeurs.
Abordant ensuite les objectifs sociaux de la finance islamique, al-Qaradaghi a affirmé que les objectifs mentionnés en ce qui concerne l’individu sont inclus, initialement ou par voie de conséquence, dans les objectifs sociaux, mais que la communauté a également ses objectifs spécifiques. Il a résumé ces derniers en six objectifs : former une communauté religieuse veillant à maintenir toutes les activités économiques en conformité avec les règles et principes de la charia et avec les plus hautes valeurs éthiques, développer la société à tous les niveaux sociaux, culturels et intellectuels, contribuer à la réforme et à la mise en valeur de la terre pour aider à accomplir la mission humaine de la gérance, réaliser la justice sociale en particulier dans le domaine de la distribution et de la redistribution, réaliser l’interdépendance économique et sociale et mitiger les conséquences de la pauvreté, de l’inflation et du sous-développement, et contribuer au traitement radical de ces problèmes.
Al-Qaradaghi s’est ensuite penché sur les objectifs nationaux de la finance islamique, qu’il a résumés à quatre points : renforcer l’Etat économiquement jusqu’à l’autosuffisance en donnant une impulsion à la finance et à l’investissement, soutenir la stabilité et accroître la sécurité économique en complément de la sécurité politique, contribuer à accroître l’offre et la demande des produits pour donner une impulsion à l’ensemble des activités économiques, et enfin aider l’Etat à assumer le rôle qu’il doit à la civilisation à travers la construction des institutions, son rôle social en garantissant l’interdépendance, la solidarité, la santé et un avenir sûr et son rôle militaire en dissuadant les agressions et en défendant la religion, la souveraineté et la sécurité et la dignité nationales. L’Etat crée ainsi un environnement sain et opportun pour la finance et l’investissement en instituant des règles protégeant les droits des investisseurs, assurant l’équilibre, et dirigeant les capitaux vers le développement universel, la civilisation et le progrès et le bien-être de la population. Après avoir brièvement évoqué la dernière crise financière, al-Qaradaghi a rappelé les objectifs globaux de la finance islamique et comment le système bancaire islamique a pu échapper à cette crise grâce à l’échange des biens tangibles, des bénéfices et des droits d’usufruit et au non recours à l’usure et aux autres titres de créance récents.
Il a ensuite identifié comme suit les objectifs supérieurs de la finance islamique : donner la meilleure image de l’économie islamique en général et de la banque islamique en particulier ; contribuer à la fondation d’une économie mondiale juste et transparente, contrôlée par les valeurs et l’éthique et reposant sur les biens réels, les bénéfices et les droits d’usufruit sous des mesures instrumentales représentées dans des contrats réels, loin des contrats factices, fictifs ou de pure forme. Il ne s’agit pas d’avoir une structure factice de contrats produisant des arrangements sur le papier qui demeurent statiques et n’influent pas sur le cycle économique ou sur la circulation des biens parmi l’ensemble de la population. Or l’instauration d’une telle économie à l’échelle mondiale nécessite, selon al-Qaradaghi, une réévaluation des structures bancaires mondiales et du système économique financier et monétaire, pour réaliser une remédiation radicale et accomplir cette réforme. Elle nécessite également de réformer et de développer les organismes fiscaux sur le plan international en instituant une politique monétaire dotée de mécanismes effectifs reposant sur la production, la croissance et les bénéfices plutôt que sur l’intérêt usuraire, afin de rectifier les fonctions de l’argent, d’adopter des politiques fiscales sous des lois justes et efficaces aptes à contrôler le marché et les institutions monétaires et à les maintenir en équilibre, et de gérer la finance et l’investissement dans le sens de la responsabilité humaine de gérance de la terre, c’est-à-dire du développement universel et de la construction.
Il est aussi nécessaire de contrôler les activités économiques et de les connecter aux principes de justice, de bienveillance et de transparence en vue de réaliser l’épanouissement et le bien-être au niveau individuel, social et national. Il convient également de mettre en avant la fonction sociale de l’argent afin de réaliser l’interdépendance entre toute l’humanité à travers une juste répartition pour l’humanité entière. Cela implique aussi l’activation d’une éthique commerciale et de règles quant aux transactions licites et illicites, afin d’avoir des contrats financiers corrects où tous les partenariats et tous les contrats de transfert de propriété devront être basés sur la possession et la livraison effectives et les contrats caritatifs à but non lucratif devront être basés sur le don, sans recherche abusive de bénéfices ou d’intérêts. Le chercheur a souligné que lier la finance islamique aux objectifs de la charia lui donnera une orientation universelle dans sa nature et sa démarche. Il a partiellement exposé les objectifs de la charia dans le domaine de l’économie en général et donné des exemples tirés de la réalité. Il a également indiqué le rôle du fiqh des conséquences et d’autres règles générales comme sadd al-dharî`a (la prévention des risques de mal) et tahqîq al-manât (l’établissement du motif réel des prescriptions), en tant que moyens nécessaires pour réaliser effectivement le but souhaité de l’analyse économique dans le cadre islamique. Il a ensuite discuté de l’importance de lier la finance aux objectifs de la charia et des résultats que l’on peut en attendre en évoquant le rôle des objectifs individuels dans l’économie et le rôle des intentions et des buts dans l’instauration des valeurs et de l’éthique dans les activités économiques.
Pour conclure, al-Qaradaghi a répondu à deux questions : comment évaluer l’évolution de la finance islamique et dans quelle mesure la finance islamique présente un paradigme alternatif ; autrement dit, peut-on dire qu’elle reste enchaînée à l’économie libérale actuelle ? En réponse à la première question, il a mis en avant les importants aspects positifs de la finance islamique, ayant permis de présenter des alternatives islamiques dans tous les domaines où la pratique des banques conventionnelle est en contradiction avec la charia. Ceci a allégé les difficultés des musulmans dans le domaine de la banque et préservé leurs biens grâce à l’investissement tout en donnant une bonne image de la stabilité de l’économie islamique dans la tourmente de la crise financière. Il ne s’est toutefois pas étendu sur les aspects négatifs de la banque islamique. Par exemple, les banques islamiques n’ont pas réussi à se connecter créativement au cycle de l’économie islamique dans son essence réelle basée sur la contribution au développement universel et l’accomplissement des objectifs qu’il a mentionnés.
De même, ces banques « n’ont pas pu s’unir, s’intégrer et s’incorporer de manière influente au sein d’un cadre universel tout en conservant la spécificité de chaque institution. Au contraire, elles sont restées désunies en termes de finalités et de résultats malgré leurs intitulés d’unions, comme l’Union des banques islamiques ou le Conseil général des banques islamiques. Elles ne sont même pas parvenues à s’unir dans un même pays, chaque banque agissant seule selon sa propre vision. » Les banques ont aussi « été trop dépendantes des contrats de murâbaha et de tawarruq dans les denrées et les minerais internationaux où les doutes abondent de toutes parts, en particulier en ce qui concerne le tawarruq organisé. » Pour al-Qaradaghi, la qualité des produits bancaires islamiques a régressé dans l’ensemble ces derniers temps, où la plupart des contrats de murâbaha réels sont devenus des contrats internationaux de pure forme sur papier, tombant dans le tawarruq organisé et la murâbaha inversée avec tawarruq. De même les sukûk sont devenus identiques aux actions. Parmi les aspects négatifs, il faut aussi noter que les banques islamiques ne peuvent pas compter sur les réglementations nécessaires dans les pays où elles sont actives dans la majeure partie du monde musulman. Il n’existe pas non plus de réglementations astreignant les conseils de charia des banques islamiques à se conformer aux fondements de l’économie islamique, d’où des fatâwa faibles et erronées. Il n’existe pas non plus de centres de recherche spécialisés dans l’étude des institutions financières islamiques et de leurs produits, outils, sukûk et autres éléments à la lumière du progrès scientifique et du patrimoine traditionnel.
Selon al-Qaradaghi, ces aspects négatifs ne devraient pas cependant nous faire sous-estimer l’évolution des banques islamiques. Il est possible de les surmonter grâce à « des projets, programmes et mécanismes bien conçus pour réaliser les objectifs de la législation islamique » et en « évitant les contrats, accords et promesses complexes fondés sur la ruse ainsi que les transactions douteuses. » Il faut aussi cesser l’exploitation et « laisser la miséricorde dominer les contrats ». « Il faut également laisser toute sa place au rôle de développement, d’action sociale et d’investissement des banques islamiques. » Pour ce qui est de la seconde question, al-Qaradaghi a déclaré qu’il ne pensait pas que la finance islamique pouvait présenter une économie islamique alternative pour remplacer l’économie capitaliste. La principale cause en est selon lui que « les banques islamiques sont nées et se sont développées dans un contexte dominé par l’économie positive et les lois et systèmes institués par les hommes. Les gouvernements musulmans ne les ont pas aidées à instaurer leurs propres lois et réglementations, ce qui fait qu’elles sont restées enchaînées aux lois et réglementations instituées par les hommes. »
Dans ses commentaires sur la communication d’al-Qaradaghi, le Docteur Hatem al-Qarnashawi[6] a exprimé son appréciation de son travail. Selon lui, le chercheur a présenté une bonne introduction à l’analyse des objectifs de la charia dans sa discussion des objectifs se rapportant à l’individu, à la société et à l’Etat. Il a également approuvé l’opinion du chercheur quant à la relation entre finance et éthique dans la pensée islamique, tout en insistant que la finance dans le capitalisme est aussi liée à ses valeurs et à son cadre de référence propres qui donnent la priorité absolue à l’individualisme et aux bénéfices privés aux dépens de toute autre considération. Il a aussi rappelé que dans le capitalisme le concept de finance n’est pas limité aux prêts à intérêt, bien que cela soit dominant.
Dans son examen de la finance basée sur les concepts islamiques, qu’elle ait ou non rempli ses objectifs dans le cadre des objectifs de la charia, le commentateur a souligné qu’elle en est encore à ses débuts et que tant que nous n’aurons pas introduit des produits financiers pensés en fonction de la vision islamique plutôt que des produits conventionnels modifiés pour les rendre conformes à la charia, il sera difficile de parler de la réalisation des objectifs de la finance au niveau de la société et de l’Etat, sans parler du niveau mondial. Il a aussi fait remarquer que la majeure partie de la finance est liée en pratique à des activités commerciales à court terme souvent guidées par les taux d’intérêt, ce qui l’amène à être séparée des modèles aptes à susciter le développement. Elle n’a pas jusqu’à présent introduit de modèle souhaitable mais elle a exceptionnellement introduit des alternatives aux modèles conventionnels après les avoir réformés.
Le Docteur Abdel-Azim Abu Zeid a également commenté la communication du Docteur al-Qaradaghi. Il a rappelé que le chercheur avait affirmé que le système économique islamique, dans les domaines de la banque islamique et de la finance islamique, avait échappé à la crise et n’avait été que légèrement touché par ses effets parce ces activités reposent sur l’échange de biens tangibles, les bénéfices et les droits d’usufruit et évitent les transactions basées sur le ribâ, les emprunts obligataires et d’autres formes très répandues dans les banques conventionnelles du système capitaliste. Cependant, pour le commentateur, il n’en est pas ainsi car les institutions de la finance islamique usent de certaines pratiques qui ne sont pas essentiellement différentes de ces procédures de prêt fondées sur le ribâ. C’est le cas, par exemple, de la vente `ina et du tawarruq où la banque islamique offre de l’argent aux clients sous la forme d’un bien, qui n’est pas essentiellement l’objet de la vente, à rembourser plus tard.
Il a aussi exprimé son approbation de l’insistance du chercheur sur le fiqh al-ma’alât, la compréhension des conséquences, en rapport avec sadd al-dharâ’i` et son invitation à adopter la même approche en économie. Dans ses commentaires sur les remarques du chercheur sur l’importance des intentions et objectifs dans les contrats, il a approuvé l’affirmation du chercheur selon laquelle « toutes les activités économiques sont soumises aux intentions, en terme de licite ou d’illicite et de récompense ou punition ; cet aspect universel des intentions est une des caractéristiques uniques d’une économie islamique teintée de religion ». Il aurait cependant souhaité que le chercheur explore, dans sa discussion des finalités, les objectifs non interdits qui ne soutiennent pas les personnes quand une action mène à de mauvais résultats allant à l’encontre des maqâsid fondés sur la charia. De ce fait, une institution financière qui adopte des subterfuges juridiques destinés à échapper au ribâ pour aider les clients à satisfaire leurs besoins financiers et fiscaux commet des actes illicites et cette intention n’est pas valable. Pour le Docteur Abdel-Azim Abu Zeid, un autre problème important lié à cette question est que de nombreuses institutions financières islamiques peuvent recourir à des transactions financières douteuses en s’appuyant sur les objectifs généraux de la charia, en affirmant par exemple que les institutions financières islamiques sont des institutions très récentes dans un système bancaire où l’usure est prédominante et qu’il est nécessaire de les soutenir par tous les moyens permettant d’assurer leur succès face à leurs puissantes rivales les banques conventionnelles. Or dans ce contexte, cette justification fondée sur les maqâsid n’est pas acceptable car il n’y a pas de besoin urgent contraignant ces institutions à pratiquer ce qui est juridiquement illicite. « La fondation même de ces institutions n’est pas juridiquement un besoin en vertu duquel il serait permis de faire ce qui est interdit. » Il a ajouté : « Autoriser cette pratique abusive basée sur une adaptation de pure forme et des changements de nom est un véritable outrage à l’islam ; cela dépouille la charia de la logique et de la rationalité de ses prescriptions et donne à penser à tort qu’elle est fondée sur des règles formelles et creuses, risquant ainsi d’en éloigner aussi bien les musulmans que les non-musulmans puisqu’elle paraît illogique et irrationnelle. »
Il s’est aussi opposé au recours à al-siyâsa al-shar`iyya (les principes de gouvernement et d’administration fondés sur la charia) pour justifier certaines pratiques financières qui peuvent être illicites selon les preuves apparentes, les avis juridiques connus ou les positions des écoles juridiques mais être permises au nom d’al-siyâsa al-shar`iyya en vue de la recherche de l’intérêt général qui constitue les maqâsid de la charia. Il affirme quant à lui qu’une telle évolution est dangereuse et erronée car agir selon al-siyâsa al-shar`iyya est la responsabilité d’un gouvernement et devrait reposer sur les principes de l’intérêt public et de la shura (consultation sur les affaires publiques). La défaillance prouvée d’un gouvernement musulman par certains côtés n’autorise pas les individus à assumer le rôle des gouvernants. De même, al-siyâsa al-shar`iyya n’autorise pas ceux qui agissent sur cette base à permettre l’illicite et à le déclarer licite. Il fait aussi remarquer que l’existence d’autant d’organes de fatwa que d’institutions financières conduit à la production de fatâwa en conflit avec les principales nécessités d’al-siyâsa al-shar`iyya même au sein d’un seul pays. En outre, les organes de fatwa travaillant pour certaines institutions financières islamiques à l’heure actuelle ne sont pas des organes indépendants dont l’objectivité est garantie quant à l’examen de ces questions à la lumière des principes d’administration de la charia. En effet, ils ont un intérêt personnel dans les résultats des fatâwa qu’ils prononcent puisque la promulgation de leurs fatâwa leur apporte des bénéfices personnels et aide leurs institutions financières à en tirer profit. Cette situation constitue en réalité un outrage aux activités bancaires islamiques.
Dans sa communication intitulée « L’éthique et la finance dans la perspective islamique », le Docteur Mohammad Fadel[7] a commencé par affirmer que les banques sont essentielles à la finance moderne mais ne semblent cependant pas avoir d’équivalent dans la révélation. On peut mesurer l’efficacité d’un système bancaire à l’aune de sa capacité à transférer les fonds excédentaires inutilisés des épargnants vers les consommateurs et les investisseurs. Selon lui, « ce qui ressemble le plus à l’intermédiation financière à grande échelle dans les textes révélés, c’est la mudâraba. » Cependant, la mudâraba à deux niveaux ne s’est pas révélée être une structure idéale pour l’intermédiation financière, car l’entrepreneur (c’est-à-dire la banque islamique) ne peut pas, à la différence de la banque conventionnelle, garantir le capital des déposants, tout du moins selon les doctrines historiques du droit musulman. En pratique, les déposants des banques islamiques ne s’attendent pas à ce que les fonds qu’ils placent dans ces banques soient exposés à des risques de perte plus importants que les fonds déposés dans des banques conventionnelles. Dans le cas d’individus relativement pauvres, ceux-ci ne seraient alors pas disposés à donner une quelconque partie de leur maigre épargne à une banque islamique. Et politiquement, aucun gouvernement ne pourrait laisser une grande banque islamique faire faillite si cela signifiait que le déposant moyen allait perdre son épargne.
Fadel a également discuté de la manière d’aborder ce problème. Il existe divers choix possibles : par exemple, continuer à interdire aux banques islamiques de garantir les fonds des investisseurs. Ou bien, l’Etat pourrait garantir ces fonds, mais cela aurait pour conséquence que les banques islamiques choisiraient d’investir dans des projets excessivement risqués, en comptant sur le fait qu’en cas d’échec de leurs investissements l’Etat les renflouerait. Un troisième choix possible serait que les banques s’en tiennent strictement aux normes islamiques traditionnelles mais en adoptant un profil de risque plus conservateur que les banques coventionnelles, par exemple en maintenant un ratio de fonds propres plus élevé que les banques conventionnelles, en investissant dans des projets moins risqués, ou les deux. « Cette troisième alternative, qui est en fait celle couramment adoptée, est probablement la pire car elle aboutit à la plus grande perte d’efficacité : la banque refuse de financer des projets potentiellement profitables mais relativement risqués, parce qu’elle doit conserver suffisamment de réserves pour payer les déposants. »
Enfin, il a conclu que les banques conventionnelles, fonctionnant avec une assurance sur les dépôts, pourraient déployer l’épargne plus efficacement qu’une banque islamique pareillement située mais ne pouvant pas garantir ses dépôts. Ceci soulève la question du degré d’importance de l’efficacité en tant que valeur au sein de l’éthique islamique. Il a répondu à cette question sur le plan économique général en affirmant qu’un système n’est efficace que lorsque toutes les ressources dont il dispose sont employées de manière optimale. Essentiellement, maximiser l’efficacité est simplement une autre manière de minimiser le gaspillage. Il a ensuite cité des preuves tirées de la révélation montrant que l’efficacité est bien une valeur importante dans l’éthique islamique. Il a aussi cité des preuves contextuelles et des exemples tirés de la jurisprudence islamique allant dans le même sens. Dans ce contexte, et puisqu’il s’agit bien d’une valeur importante dans l’éthique islamique, Fadel affirme qu’il est nécessaire et même logique d’appliquer le raisonnement au problème de la garantie des dépôts des banques. En effet, l’entrepreneur de la mudâraba – en l’occurrence la banque – « doit être tenu pour responsable de la perte afin de l’empêcher de gaspiller l’argent en l’investissant dans des projets à haut risque ». Ce n’est qu’en fournissant cette garantie que l’on pourra tirer tous les bénéfices de l’intermédiation financière. « Il découle de ce qui précède que l’un des objectifs essentiels de la finance islamique est de minimiser les pertes sociales improductives, même si elles surviennent en lien avec des pratiques qui au niveau formel sont conformes aux règles du droit islamique. En fait, on peut dire qu’à chaque fois que se conformer aux règles formelles du droit islamique mène à des pertes sociales improductives, les principes supérieurs du droit musulman – dans le cas présent, raf` al-haraj – imposent que l’on reconnaisse une exception, une rukhsa, à la règle normalement applicable. Ce principe devrait être généralement appliqué dans l’analyse de toutes les transactions et institutions financières contemporaines dans le but de parvenir à un équilibre durable qui soit raisonnablement stable. » Fadel s’est ensuite penché sur l’application des règles de la charia aux banques islamiques en se demandant dans quelle mesure il s’agissait d’une conformité de pure forme conduisant à des effets indésirables. Plus grave encore, la confiance du public en l’islam risque d’être sapée si les gens se rendent compte que le produit islamique n’est pas foncièrement différent du produit traditionnel, et est même dans certains cas encore plus lourd.
Fadel s’est demandé pour finir si la création de produits financiers islamiques, dans les marchés du crédit ou des actions, a conduit à « une augmentation nette des dépôts bancaires et de l’investissement en actions des compagnies publiques », c’est-à-dire si elle a convaincu des gens qui autrement n’auraient pas déposé leurs fonds excédentaires chez des banques conventionnelles et ne les auraient pas investis dans des marchés publics d’actions, de les placer auprès des banques islamiques ou des fonds d’investissement islamiques. Certes, il n’y a rien à prouver quant à l’amélioration de l’efficacité générale du système d’intermédiation financière. Il pense également que l’introduction de la finance islamique dans certains pays majoritairement musulmans a sans doute permis d’accroître l’efficacité générale de l’intermédiation financière dans ces pays.
Lors de ses commentaires sur la communication du Docteur Mohammad Fadel, le Docteur Abdullah Yusuf al-Judai’ a noté qu’elle répondait rapidement à la question fondamentale du séminaire, quant aux principaux objectifs de la « finance islamique » en ce qui concerne l’individu, l’Etat, la société et l’économie mondiale dans la perspective islamique. Il a ensuite passé en revue les objectifs essentiels de la finance, y compris le développement de la richesse en tant que telle dans le rejet de la thésaurisation, ce qui permet le développement de la société pour l’épanouissement social de tous les individus, l’un des devoirs fondamentaux de l’Etat. Quant au verset sur la thésaurisation, « À ceux qui thésaurisent l’or et l’argent sans les dépenser dans la voie de Dieu, fais l’annonce d’un douloureux supplice… » (sourate al-Tawba, versets 34-35), c’est la preuve évidente de l’obligation de faire circuler l’argent et de l’interdiction de la thésaurisation. En réponse à certaines positions de Mohammad Fadel, al-Judai’ fait remarquer que « la thésaurisation diffère de l’épargne. Il est même rapporté dans des récits authentiques que le Prophète épargnait de l’argent. » D’une manière générale, il s’est montré d’accord avec la présentation donnée par le chercheur des divers obstacles entravant la finance « islamique », les attribuant aux « doctrines historiques du droit musulman, à savoir les avis des écoles juridiques et à l’approche superficielle employée pour faire face aux réalités changeantes devant ces caractéristiques et opinions juridiques historiques. »
Selon lui, la mudâraba sur laquelle les banques islamiques se basent n’a aucun fondement dans la révélation, ce qui incite à la développer. Il s’agit d’un contrat qui a toujours été soumis, autrefois comme aujourd’hui, aux avis et principes juridiques. Simplement, s’il faisait partie de la révélation, « nous ne pourrions rien faire de plus en l’utilisant qu’ajuster notre compréhension en fonction du contexte, comme pour les principes fondamentaux de la doctrine religieuse et de la foi. » Quant à l’affirmation que la banque est une institution ne semblant pas avoir d’équivalent dans la révélation, il a observé qu’elle a besoin d’être précisée. Ce modèle, dans sa forme et sa fonction, n’a certes pas d’équivalent à l’époque de la législation, mais dans sa vision et ses objectifs il est compris dans les règles générales de la charia.
Concernant le rôle de la mudâraba dans la banque islamique, al-Judai’ partage la position du chercheur critiquant ce concept et les problèmes posés par son application. Il n’est cependant pas d’accord avec son affirmation que la stricte adhésion à la doctrine historique traditionnelle de la mudâraba a eu pour conséquence l’échec des entreprises halâl (licites) des banques islamiques face aux entreprises harâm (illicites) des banques « conventionnelles ». Sur le plan éthique, il s’agit là d’un problème central car cela donne l’impression que « le droit musulman » est une entrave à un meilleur développement et à la réalisation d’objectifs supérieurs, ce qui n’est pas pensable et encore moins acceptable. De fait, ajoute-t-il, la charia, dans sa capacité de loi parfaite apte à réaliser les véritables intérêts de la vie, ne saurait être une entrave à cela et l’idée même d’échec est une preuve décisive des erreurs humaines qui peuvent intervenir dans les interprétations de la charia.
Il s’est aussi montré d’accord avec le chercheur quant au fait qu’il convient de s’écarter de la position traditionnelle selon laquelle l’entrepreneur n’est pas responsable des pertes de capitaux. Il a toutefois mis en avant un autre argument qu’il considère plus approprié. Bien sûr, a noté al-Judai’, son argument admet l’interdiction reconnue et propose une exception à la règle, au nom des objectifs juridiques qui imposent que les décisions juridiques soient basées sur les règles fondamentales et non pas sur les exceptions. Al-Judai’ a cependant ajouté que « les règles du droit musulman ne sont pas des textes de loi que la communauté musulmane est tenue de suivre. Ils sont applicables en général, pas de manière absolue. Ce sont aussi des règles formulées par des êtres humains et donc faillibles. » Par exemple, la fameuse règle selon laquelle un prêt apportant un quelconque avantage est une forme d’usure, qui est une règle de base dans tant de cas de détail relatifs aux transactions usuraires et financières, est une règle juridiquement faible qui ne repose sur aucune preuve valide. Il a souligné pour finir que « l’adhésion superficielle aux doctrines historiques juridiques leur prêtant une reconnaissance incontestable sans tenir compte des fondements et des objectifs de la charia constitue un problème éthique, pour l’imitation et la dépendance que cela implique tout en freinant toute créativité intellectuelle dans le domaine des théories et des pratiques juridiques. Une telle adhésion stricte est un déni flagrant des capacités d’élaboration rationnelle des musulmans, et non pas une préservation du cadre de la charia. »
[1] Bangor Business School, Université de Bangor, Bangor, Gwynedd, LL57 2DG, Royaume-Uni. Tél. : +44 1248 382170. Fax : +44 1248 383228. Courriel : p.molyneux@bangor.ac.uk
[2] Directeur administratif de Nur Global Strategies et professeur invité à l’Université Drake (Etats-Unis).
[3] DG, IIIE, Université islamique internationale d’Islamabad.
[4] Professeur à l’Université de Paris Dauphine.
[5] Secrétaire général de l’UISM et vice-président du Conseil européen de la fatwa et de la recherche.
[6] Doyen de la Faculté d’Etudes islamiques, Université Hamad Bin Khalifa, Qatar.
[7] Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit et économie du droit islamique et maître de conférences en droit à la Faculté de droit de l’Université de Toronto (Canada).
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